Quand les abeilles n’ont que des fleurs empoisonnées sous la patte, le résultat peut être surprenant.
Les amateurs de plantes d’intérieur savent bien que le rhododendron est toxique. On les met hors de la portée du chat pour éviter les accidents. Mais quand ces arbustes couvrent toute une vallée ou le flanc d’une colline comme c’est le cas dans certaines régions d’Asie, le poison apparaît dans des endroits surprenants, à commencer par le miel des abeilles locales.
Les 10 000 soldats grecs revenant de Mésopotamie en 401 avant JC ont traversé une telle région en Turquie. Dans le 4e livre de son Anabasis, Xenophon décrit l’effet du miel sur les hommes de sa troupe :
(…) tous les soldats qui mangèrent des gâteaux de miel, eurent le transport au cerveau, vomirent, furent purgés, et qu’aucun d’eux ne pouvait se tenir sur ses jambes. Ceux qui n’en avaient que goûté, avaient l’air de gens plongés dans l’ivresse ; ceux qui en avaient pris davantage ressemblaient, les uns à des furieux, les autres à des mourants. On voyait plus de soldats étendus sur la terre que si l’armée eût perdu une bataille, et la même consternation y régnait. Le lendemain personne ne mourut ; le transport cessait à peu près à la même heure où il avait pris la veille. Le troisième et le quatrième jour, les empoisonnés se levèrent, las et fatigués ; comme on l’est après l’effet d’un remède violent.
Trois siècles plus tard, le consul romain Gnaeus Pompeius Magnus a vu une partie de ses troupes réduites à l’impuissance après avoir consommé du miel semblable dans le région de Trézibon, pendant sa campagne contre Mithriades VI au 1er siècle avant JC. Connaissant la passion de Mthriades pour les poisons de toutes sortes, il est facile de soupçonner qu’il a manoeuvré ses troupes de façon à ce que les Romains se trouvent au bon endroit, au moment où les rhododrendrons sont en fleur.
Dans Greek Fire, Poison Arrows & Scorpion Bombs: Biological and Chemical Warfare in the Ancient World (très divertissant), Adrienne Mayor rapporte aussi l’expérience d’un voyageur qui a mangé du miel empoisonné au rhododendron au Népal, en quantité beaucoup trop élevée (environ une once). Résultat : engourdissement, vertige, vomissements, diarrhée, difficulté à parler, hallucinations effrayantes (effets de couleur et champs de vision réduit).
Plus récemment, une femme déménagée en Turquie a relaté son expérience dans son blogue. Après une cuillère à thé de miel, les effets ont duré deux heures :
The effects were real: slight hallucinations, light-headedness, loss of balance, more-than-usual giddiness, and faintly blurred vision. My symptoms lasted approximately two hours until I dozed into a comfortable nap. Half an hour later I awoke… fortunately!
Le miel est connu en Turquie sous le nom de deli bal, ou miel fou en français.
Le poison de l’un (le rhododendron est aussi l’une des nombreuses plantes dont la sève sert à empoisonner les flèches) est le médicament de l’autre : on le retrouve dans des listes de pharmakons des médecins grecs, à administrer à petite dose. Importé en Europe, y compris la Rome antique, il servait pour des fins récréatives… à l’époque comme aujourd’hui, comme additif à des breuvages alcoolisés. On peut l’imaginer être servi lors de réceptions un peu agitées, ou lors des festivals destinés à honorer Dionysos (Grecs), Bacchus (Romains) ou Flufluns (Étrusques).
Les apiculteurs savent bien que le miel peut prendre un goût déplaisant ou devenir dangereux si les abeilles n’ont pas accès à une bonne variété de pollen, c’est pourquoi il est pratique courante de mélanger la production de plusieurs exploitations avant de l’amener au marché. Dans certaines régions, il se peut donc que le miel local contienne juste un peu de la substance qui a mis deux grandes armées de l’antiquité en grand danger.
Petite note: Dans Greek Fire, Poison Arrows & Scorpion Bombs: Biological and Chemical Warfare in the Ancient World, Adrienne Mayor dit que certains des hommes de Xenophon en sont morts, mais aucune des trois traductions que j’ai consultées ne rapporte de décès. Pas la première fois que j’ai un problème avec ce livre de Mme Major, pourtant une auteure reconnue.